vendredi 20 juillet 2012

Un pendant féminin à notre Etranger

Thérèse Desqueyroux, François Mauriac 

Tuer sans raison, sans préméditation, dans la torpeur d’une après-midi d’été, quand tout le monde s’agite autour de soi, quand tout le monde craint un incendie qui n’a pas pris, alors que le drame se déroule sous leurs yeux ; tuer ainsi semble inhumain, impossible, inconcevable. C’est pourtant ce qu’a fait Thérèse. Thérèse dont le procès a eu lieu, dont le destin est scellé : non-lieu. Des mains de la justice, elle passe dans celles, impitoyables, de son époux, Bernard, la victime. Si tous veulent garder la face, la vengeance malignement ourdie ne leur fait pas peur.
Les monstres dans l’histoire ne sont peut-être pas ceux qu’on croit.
Alors que son procès est terminé, Thérèse revit, dans le train qui la ramène auprès de son mari, son enfance, son passé, sa vie. Comme si elle cherchait, dans ces limbes, à trouver la raison de son acte, une origine quelconque, quelque chose qui puisse justifier ce geste malencontreux qui aurait du coûter la vie à ce mari plat, conventionnel, insensible. Elle prépare également sa défense, pour quand elle le verra. Il lui demandera sûrement pourquoi elle a fait cela. Mais non, il ne le lui demandera pas…
Dans une sorte de monologue intérieur au présent de narration, l’auteur nous présente les pensées de Thérèse, ses souvenirs. Elle nous parle de son amie Anne, de sa passion pour Jean, de ses chaudes après-midis ennuyeuses au milieu de la lande. Thérèse revit son passé parce que d’avenir, elle n’en a pas. Elle est acculée à un destin, destin qui, comme dans une tragédie, devait advenir et contre lequel elle ne pouvait lutter. Pourquoi laisse-t-elle Bernard boire ce verre dans lequel trop de gouttes ont été versées ?
Thérèse revoit Bernard, la tête tournée, écoutant le rapport de Balion
Tel L’Etranger de Camus, elle a agi sans penser, en proie à une force ayant pris la forme de la torpeur. Le soleil, les sensations violentes ont eu raison du coup de feu sur l’Arabe. Ici, c’est le feu, l’agitation ambiante et l’indifférence de Thérèse qui l’ont acculée à son destin. Comme lui, elle a été humaine, trop humaine ; la nature et la volonté de vivre heureuse ont pris le pas sur la raison, les conventions. Toujours Thérèse avait parue étrange : on ne disait pas d’elle qu’elle était belle, mais qu’elle avait du charme. Hors conventions qu’elle était.
Cette femme étrange, tout au long du roman, sombre, descend vers le tombeau. Elle ne peut plus rien, elle est acculée. Ses bourreaux sont ceux qui l’ont aimée ; ses proches sont ceux qui l’enterrent vivante, dans cette maison d’Argelouse, village retiré, loin de tout, où il fait froid et sombre.
Argelouse est réellement une extrémité de la terre ; un de ces lieux au-delà desquels il est impossible d’avancer […].
Aux confins du monde, ainsi esseulée, mise au banc de la société, elle se laisse dépérir. Elle n’a plus que la parole pour vivre, et de celle-là même, elle ne s’en sert pas. Elle n’est plus qu’un corps moribond. Sa vieille tante, Clara, la sourde, ne supporte pas cette torture de voire celle qu’elle a élevée ainsi enterrée vivante, si froide et sans vie. Elle préfère se laisser mourir. Ce personnage est d’ailleurs l’un des plus attachants du roman. Elle n’entend rien aux conventions, de même qu’elle n’entend pas les gens parler. Elle cherche paix et silence, elle ne joue aucun rôle puisque sans bruit, le théâtre n’existe pas.
Thérèse a peut-être voulu donner du piquant à sa vie, réveiller l’humanité de son mari enfermé dans ses conventions en commettant son meurtre. Elle a flirté avec son destin, elle a joué le tout pour le tout, sans même s’en rendre compte. Elle est un personnage de tragédie. Mais dès lors qu’elle a approché la mort, on lui propose de revivre, de trouver un nouveau costume, lequel elle s’offre avec un certain plaisir pathétique. Elle se farde, se montre, fait front au destin que lui imposent les hommes cette fois : celui de mourir de leur main, sous le couperet de leur doxa rigide et vile. Préférant l’introspection et la solitude au babillage de sa fille, n’hésitant pas à flirter avec l’amant de sa meilleure amie, Thérèse se distingue de cette masse abêtie qui l’entoure, la nargue et veut sa mort. Par là-même, en se distinguant ainsi des autres, elle conquiert sa pleine puissance de personnage.
C’est ainsi qu’à la fin, fardée et esseulée, elle parcourt les rues de Paris, telle une des ces petites vieilles baudelairiennes, qu’on prend en pitié mais qui portent en elles un charme certain. Cette veuve qu’elle eut voulu être, elle le devient par le pouvoir de la fiction, et celui de notre imaginaire.

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